Labeur
Text about the project ‘Labeur’ by Aurélie Ferruel & Florentine Guédon; as part of Grand Bassin/Mulhouse 017; written with Louise Bernatowiez & Michela Sacchetto; Zéro2 éditions designed by stéréo buro; link
June 10-12, 2017
Bains Municipaux, Mulhouse, France


Image by Sébastien Bozon

(French version)

LABEUR

On a poli à coups de chiffons la robinetterie en laiton, les poignées des portes des cabines de douches alignées le long du grand bassin, l'une après l'autre, comme tous les jours. Elles vont se faire mouiller toute la journée, pas moyen de les garder brillantes comme l’argenterie de la grand-mère soigneusement rangée dans la commode. On essaie tout de même.

Au sous-sol, après les couloirs qui longent le fond en béton du grand bassin, la chaudière est en marche, celle qui depuis plus de quatre-vingt dix ans permet de chauffer l’eau au charbon : charbon d'Amérique du sud, chargé à bout de bras à rythmes réguliers, pour que la température de l’eau ne descende pas en dessous de trente degrés.

Des serviettes blanches en coton sont prêtes à rejoindre le sauna au sous-sol. Elles seront jetées tout au long de la journée depuis les étages supérieurs jusqu’à la buanderie. Elles porteront pour quelques minutes les traces des corps qu’elles auront enrobés, avant d’être relavées à soixante degrés. En circuit clos.

Les Bains sont une grande machine à labeur, huilée au quotidien pour le plaisir des usagers. Et pas seulement. Les verrières, les carrelages, les ornements en stuc, la tuyauterie, du hall d’entrée jusqu’au petit bassin, anciennement réservé aux femmes, profitent d’un soin à la hauteur de celui offert à l'homme. Une usine souterraine agit, orchestrée avec attention par l’équipe du lieu.

Il est neuf heures du matin. Ferruel & Guédon sont arrivées à l'avance pour se changer dans les cabines et mettre leur tenue de travail. Ferruel & Guédon, équipe parallèle, ont bien préparé leurs outils. Aujourd’hui elles sont porteuses d’eau.

Le grand bassin fait vingt-cinq mètres, une longueur, comme d’habitude. Elles l’ont déjà mesuré de leurs pas lors des repérages des semaines auparavant. Autour du bassin, les limites rectangulaires canalisent les énergies de l'eau et son remous. Toujours en mouvement. Les eaux sont fermées, dans un continuum. Les gestes infimes, le bassin immense. Elles connaissent bien tout le personnel du lieu. Elles savent ce qui s’est passé ce matin dans le bâtiment avant leur arrivée. Juste le fait d'y penser les fait secrètement se réjouir.

Ferruel & Guédon sont en position. Vêtues de pagnes orange, elles forment deux demi-cercles de temps à autre, en fonction des mouvements de bras. Elles flanquent l'autel central qui orne l’extrémité du bassin. L'orange comme pour signifier l'ascension et la descente dans l'eau, l'émergence, la chaleur. Corps imperméables. L'eau glisse, elle ne s'imprègne pas.

Ferruel & Guédon portent deux colliers non fermés, constitués de boules en terre violettes. Ils relient les corps à leur tête, les maintiennent d'aplomb. Ce sont leurs armures de sourcières. Elles vont bientôt commencer leur rituel.

Deux porteuses d’eau et une chorégraphie : installer sur l’autel un vase en forme de bonhomme bedonnant replié sur lui-même, en terre cuite — l'homme en semence ; verser l’eau à l’intérieur du bonhomme-semeur ; laisser couler l’eau depuis les trous qu’elles ont percé au niveau des seins et du sexe du personnage ; soulever le bonhomme alors rempli pour le transporter à l’autre extrémité du grand bassin, où de grosses graines sculptées sont entreposées sur le carrelage en céramique ; arroser une à une les sculptures.

Neuf sculptures de graines de toute sorte, elles attendent d’être aspergées, d’être révélées par l’eau du grand bassin, par le pénis du bonhomme-semeur. Des visions grossissantes de créatures naturelles très vivantes qui pénètreraient bien la céramique du grand bain pour se laisser germer. On les découvre en contre-plongée, dans une symétrie parfaite avec la fontaine-soleil, assimilable à un cadran solaire. L'un des tous premiers objets conçus par l'homme sera légitimement ici au centre de la procession, jouant son régulateur.

La piscine continue de fonctionner normalement, avec les nageurs qui font leurs longueurs, et les porteuses d’eau dans une existence parallèle. Dans leurs allées et venues depuis l’eau jusqu’au bonhomme, elles entrent et sortent du bassin symétriquement, remplissent le bonhomme alternativement, reprennent une position fixe avant de retourner chercher de l’eau de part et d’autre de la fontaine. Leurs corps se dissolvent dans l'eau du bain et ne font qu'un, pour remonter purifiés, à la surface, dans une offrande simple et liquide. Introduction d’un rituel et d’une procession dans le cours des usages des Bains invoquant les profondeurs du bâtiment et ses acteurs. Ce qui a lieu dans le grand bassin est connecté à ce qui se passe sous les bassins : une activation de plus aux centaines de rituels du lieu. Les éléments cohabitent dans l’énergie générale, sans en être plus étrangers les uns par rapport aux autres. Un système se met en place de connivence avec ses « aquagymeurs » du samedi, ses nageurs du dimanche et ses plongeurs du lundi.


10h, samedi matin.

Les habitués entrent pour leur cours d’aquagym. Un, deux, trois, quatre. Suivant les instructions de l’entraîneur, on sort à peine les cuisses de l’eau et hop encore. Les voix résonnent dans le grand bassin, pleine lumière du jour, quelques rires éclatent dans cet exercice à corps nu, sculpté en douceur par l’eau. Rituel d’un groupe qui se réunit que pour cette occasion, pour redevenir étrangers à la fin du cours. Une légère gêne initiale que de se retrouver aux côtés d'inconnus pour faire trembler les lipides et mélanger la sueur au chlore.


16h, samedi après-midi.

Une longueur, plusieurs longueurs. Brasse coulée, dos crawlé ; cette fois-ci, le remplissage et l'évacuation du corps. Respirer (hors de l'eau). Apnée (sous l'eau). Dans un calme et une individualité avec pour compagnon la chaleur, toujours humide. Et le bruit du clapotis de l'eau.

Mouvements continus et constants. De Ferruel & Guédon, des baigneurs, de l'eau, de la résonnance particulière du lieu, où chaque instant de silence n'en est pas un, subissant l'écho du moment précédent.


10h, dimanche matin.

Récidive.


18h, lundi soir.
Apnée prolongée. Les plongeurs cherchent le fond, ils le trouvent, ils rebondissent, ils remontent aussitôt. La bouche se rouvre à la sortie de l’eau pour remplir les poumons vidés par l’exercice. Ils imaginent un trou, au fond de la piscine, dans lequel ils rentreraient tendus et verticaux, en souplesse.

Ferruel & Guédon vont en suer à deux, de ce rituel de porteuses, ravivant à chaque pas une mémoire ancestrale et pourtant toujours contemporaine. Car porter l'eau reste une tradition incombée aux femmes, dont on ne connaîtra jamais l'explication originelle. Ici, entre épuisement et érotisme, la chaleur humide devenant torride dans l'effort, hors de l'eau.

Elles ravivent des images, les images des porteuses d’eau. Pendant des siècles, les porteuses d’eau de Sardaigne, les amphores sur la tête, en groupe, chantaient des chansons apprises par leurs grand-mères afin de rythmer leurs efforts. Elles pouvaient, de temps à autre pendant leur marche, tisser des fils de laine ou de lin. On les voit, les hanches des jeunes filles et leurs récipients faire un tout dans des poses photographiques du début du XXème siècle. Des corps totémiques, sculptés par l’action répétée jour après jour. Un jeu des poids, qui rappelle celui des porteuses d’eau dans l’imagerie coloniale d’Afrique de l’Ouest de François-Edmond Fortier, à laquelle Picasso ne fut pas insensible.

Une force mémorable, telle la jeune fille à la cruche de Goya. La fierté à peine amorcée dans le regard. Une action promesse de fertilité.

Pas à pas, dans leurs pagnes orange, Ferruel & Guédon, assument le poids de l’eau en cherchant l’équilibre par l'ajustement de leurs colonnes vertébrales. Pour le rituel, elles ont manufacturé des grands objets portatifs, qui portent les attributs de la fertilité jusque dans les creux et dans les pleins. Les traces d’une métamorphose continue sont imprégnées dans le bois et la terre cuite. Elles ont moulé l’argile, en la laissant collapser et s’affaisser sous son propre poids. La force de gravité détermine la forme d’un hermaphrodite aux seins turgides et doté d'un long pénis coudé au sol, qui accueille l’eau depuis son dos creux. Elles ont sculpté consciemment un vase trop lourd pour que l’on puisse le porter seul. Un objet à deux sexes qui oblige à le soulever à deux.

Modelé dans un procédé qui remonte à la préhistoire, la terre cuite a longtemps été une technique associée, comme le fait de porter l'eau, à la sphère féminine. On apprenait à travailler la matière, de mère en fille. On conférait à la terre un caractère magique : ce sont les mains qui la pétrissent, pour être ensuite cuite par le feu. La terre, l'air, l'eau, et le feu réunit dans ce rituel porté par Ferruel & Guédon. Plusieurs sexes, plusieurs liquides et plusieurs mains.

De l’abondance et de l’hybridation, pour célébrer la sensualité du processus sculptural partagé. Participer au labeur des porteuses d’eau et à celui du personnel des Bains de Mulhouse.

Pour Ferruel & Guédon, il est souvent question de s’imprégner et de transformer des traditions : les savoir-faire, les imaginaires, les gestes, les habitudes, les lieux. Sur la ligne verticale du temps et sur celle horizontale du lieu, qui ne font que se recouper à des endroits parfois improbables. Une gaie géométrie qui tire du plaisir à se mêler corps et esprit dans la densité des choses, sans se priver de produire des rencontres heureuses entre des strates appartenant à des matières et à des histoires éloignées. Choses qui deviennent témoins de jeux d’accouplement.

Un couple, le leur, Ferruel & Guédon, qui produit à chaque œuvre une équipe, voire une tribu, par une série de filiations qui vont de leurs familles respectives aux clubs auxquels elles s’associent temporairement : tel les Johnnies, les vendeurs d’oignons roses de Roscoff, à qui elles dédient une sculpture totémique réalisée avec une technique de tressage apprise chez les vendeurs mêmes.

Dans le sillon de projets passés, les graines en bois des Bains de Mulhouse, célèbrent une culture agricole qui nourrit depuis le début leur travail d’équipe et leur univers symbolique. Une culture faite d’outils, de transformations, de transmissions, de labeur mais également de rituels de groupe, de syncrétismes et de fêtes débordantes. Elles ont déjà dansé, Ferruel & Guédon, habillées de jupes en accordéon, obtenues avec des mètres et des mètres de tissus qu’elles ont cousus en s’inspirant des costumes de la danse Shangaan d’Afrique du Sud, et de sabots en bois avec des talons de vingt centimètres de hauteur en apprenant à se démener autour de deux grands bonhommes en bois, sculptés à la tronçonneuse. Sur les notes d’un chant appris par leurs grands-mères, elles mettent en scène une danse qui assimile le propre du bal dans les traditions rurales en tant que lieu de drague et de séduction. Les sculptures, ainsi séduites, se retrouvent habillées en femme à la fin du bal, leurs volumes étant devenus des lieux de communion.

Là, il est neuf heures du matin. Ferruel & Guédon vont en suer à deux, de ce rituel de porteuses.

On commence. On a poli à coups de chiffons la robinetterie en laiton, les poignées des portes des cabines de douches alignées le long du grand bassin, l'une après l'autre, comme tous les jours.

- Louise Bernatowiez, Richard Neyroud & Michela Sacchetto, 2017.










Images by Sébastien Bozon.




© Image cover: Djuna Barnes, from ‘Ladies Almanach’, 1928.